Assis en tailleur sur son établi, au milieu des grandes  casseroles   et des réchauds, le père dessine des cercles au-dessus de l’huile bouillante. La pression de son index sur le bout de l’entonnoir laisse couler la quantité exacte de pâte molle. Le mélange grésille dans un bruit de friture et prend rapidement une  teinte dorée. Ce matin l’homme s’est levé aux premières lueurs. Il a fait ses ablutions et sa prière dans la chambre qu’il partage avec son fils, à la sortie de la ville. La pièce est petite, sombre, mais propre. Deux caisses en bois servent à  la fois de lits et d’armoires. Quelques vêtements sont accrochés aux murs. Le père sortit et referma la porte basse sans un regard pour le jeune homme endormi et encore épuisé par le travail. La clarté blanchâtre annonçait une journée encore plus chaude que la veille. Il savait qu’il ne rencontrerait personne sur le chemin et cela lui convenait, sachant la hauteur dédaigneuse que les gens expriment à l’égard des étrangers en général et des noirs tunisiens en particulier. Durant ce ramadhan arrivé en aout, toute la population reste dans les rues jusqu’à la fin de la nuit, profitant du moindre souffle de fraicheur. Hommes et femmes dorment tard dans la journée, pour éviter la chaleur et surtout la soif. Mais pour le vieil homme, c’est durant ce mois de jeûne, qu’il doit assurer l’essentiel des revenus nécessaires à la survie de sa pauvre famille. Alors qu’importent la fatigue et la soif. Ce matin, comme tous les matins de Ramadhan, il s’est rendu dans le minuscule réduit qui lui sert de boutique, a relevé le rideau métallique, nettoyé et disposé ses ustensiles selon un agencement établi depuis un quart de siècle. Au fond du magasin : La jatte, le réchaud, la marmite, la grande casserole, la louche et l’entonnoir ; près de la porte : le chaudron, l’égouttoir, les plateaux, la balance, le papier d’emballage et une petite caisse en bois avec deux compartiments, l’un pour les billets et l’autre pour les pièces de monnaie. Lorsque tout fut mis en ordre, il se lança dans ses préparations, en commençant par la plus importante et la plus demandée : la zlabia. Il délaya de la levure dans une tasse à moitié pleine d’eau. Il remplit la jatte de farine et y versa lentement l’eau. Il ajouta un peu de sel et pétrit longuement le mélange avec ses deux mains. Il s’arrêta de malaxer lorsqu’il ressentit aux bouts de ses doigts cette consistance familière indiquant que la pâte est à point. La jatte fut couverte d’un linge et mise de côté pour une longue période de fermentation. Plus tard, il y mettrait d’autres ingrédients, comme le safran, la cannelle, l’eau de rose et même du yaourt, dans des proportions connues de lui seul et qui faisaient de sa zlabia, la confiserie la plus  recherchée de la région. Il entreprit la confection des autres gâteaux. Le soleil était déjà haut dans le ciel et une chaleur humide se répandait dans la pièce. Les rues étaient encore désertes, mais dans peu de temps les premiers clients commenceraient à venir. Alors il alluma deux réchauds à gaz préalablement garnis de récipients métalliques remplis d’huile. Pendant que l’huile chauffait, il prépara sur un troisième feu le sirop à base de sucre, d’eau et de  citron. Il s’installa enfin sur son établi, les jambes croisées, une serviette sur l’épaule. Le fils entra, l’air ensommeillé, et en silence, debout, se mit à empiler les gâteaux sur les plateaux. Il s’était éveillé la bouche sèche et le front en sueur et avait eu bien du mal à se lever. Mais il y’ a tant à faire, et le vieil homme, tout seul, ne pourrait pas tout à la fois s’occuper de la pâte, des fourneaux, de l’égouttoir et de servir les jeûneurs. Invariablement, ces derniers se partagent en deux catégories : Ceux qui arrivent en milieu d’après-midi, en général des paysans, des ouvriers agricoles ou simplement des ruraux, leurs besognes achevées. Ceux-là sont habitués aux durs labeurs et supportent aisément la fatigue, la faim et la soif. Ils attendent tranquillement leurs tours pour être servis et ressentent de la compassion pour cette famille. Et il y a les autres, des citadins de fin de journée, souvent de jeunes gens oisifs, ayant déambulé toute la nuit, mangeant des sucreries, buvant du thé et fumant la chicha jusqu’à l’aube. Ils s’endorment alors et ne se réveillent que lorsque le soleil eut disparu, revêtant d’ocre les collines à l’ouest, et annonçant la rupture du jeûne. C’est durant cette courte période qu’ils se ruent vers la petite boutique. Engourdis par le sommeil, déjà étourdis par la chaleur, le manque de tabac et de café, ils veulent tous être immédiatement servis. Pour ceux-là, jeûner n’est qu’un prétexte pour se livrer aux « olympiades de la bouffe ». Sur son établi semblable à présent à une fournaise, le père retourne ses volutes dans l’huile incandescentes, les maintient un instant avec la grande cuillère avant de les plonger dans le récipient contenant le sirop. Il s’essuie le visage et refait l’opération. Près de la porte, son fils, épuisé mais toujours silencieux, toujours debout, ruisselant, essaie de satisfaire les derniers clients qui se bousculent devant le magasin. Les anneaux de zlabia rouges sont vites retirés de l’égouttoir, pesés, emballés et remis aux mains tendues. Un jeune homme se fraye son chemin et ordonne d’un air mauvais :-          « Eh, toi, le noir, un kilo de zlabia ».-          « Un instant » répond poliment le fils.-          « Sale tunisien » fulmine méchamment le jeune homme.

Kourde Yacine.


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