Dans ce roman, publié en 2024 aux Éditions d'Avallon, Alain Seyfried nous plonge dans l'univers introspectif de Roberto, un écrivain solitaire qui mène une existence paisible, rythmée par les notes de son piano, les mots de sa plume et la présence fidèle de sa chatte Rosalie. Pourtant, au cœur de cette sérénité apparente, Roberto (Slimane) est hanté par un vide profond : la quête incessante du bonheur véritable.
Dans notre société moderne, cette quête du bonheur ressemble parfois à une course effrénée, une obligation de performance qui finit par nous épuiser. C'est dans ce contexte que le roman s'impose comme une exploration philosophique aussi inattendue que profonde. Il ne s'agit pas ici d'un simple récit, mais de la chronique de la quête d'un écrivain qui tente d'ordonner le chaos de sa propre vie comme il ordonnerait un manuscrit.
Le roman s'ouvre sur un paradoxe saisissant. Alors que le titre, Un bonheur infini, évoque une quête d'absolu et de permanence, la dédicace du livre nous ramène sur terre avec une citation de Romain Gary : "Il ne faut pas avoir peur du bonheur. Ce n’est qu’un bon moment à passer."
Cette phrase recadre immédiatement la poursuite du bonheur. Le roman suggère que l'infini ne réside pas dans la durée, mais dans la qualité et la profondeur de l'expérience vécue. Plutôt que de s'épuiser à la recherche d'un état de joie éternel, nous sommes invités à chérir la nature éphémère de ces moments, précisément parce qu'ils sont précieux et fugaces. Comment, alors, un écrivain habitué à systématiser le monde par les mots aborde-t-il ce paradoxe ? En tentant de le mettre en équation.
Face au vide existentiel, Roberto, l'écrivain, décide d'appliquer la rigueur de son métier à sa propre vie. Il prend une résolution audacieuse : "choisir le bonheur" et y consacrer chaque minute. Refusant la passivité, il s'engage dans un "gigantesque labeur" intellectuel, compilant ses réflexions dans un carnet qu'il intitule « Recettes pour le bonheur ». Conscient de l'audace de sa démarche, il qualifie lui-même l'expression d'« un brin prétentieuse ».
Seyfried orchestre ici une critique subtile de l'injonction contemporaine au bonheur, tournant en dérision notre obsession pour l'optimisation en montrant son coût absurde sur le réel. L'ironie est mordante : en s'épuisant dans ce travail cérébral intense pour théoriser la joie, Roberto en oublie de déjeuner. Sa démarche, bien que maladroite, est un acte de courage initial pour changer sa perspective, mais elle révèle comment la poursuite intellectuelle du bien-être peut nous couper de la vie elle-même.
À la quête intellectualisée de Roberto s'oppose un contrepoint philosophique incarné : sa chatte, Rosalie. Elle est la réfutation vivante de ses "Recettes". Là où l'écrivain s'angoisse et théorise, l'animal incarne une "splendide décontraction" et une sagesse instinctive de l'instant présent. On ne peut s'empêcher de repenser à L'Âne , ce long poème philosophique de Victor Hugo, l'un de ses meilleurs écrits (je l'ai lu de nombreuses fois) Le roman met ici en tension le conflit central de notre époque : la sur-intellectualisation du bien-être face à la simplicité de l'expérience vécue. Dans une scène puissante, Roberto est "sidéré par ce discours" qu'il attribue à sa chatte, certain d'en avoir "suivi chaque nuance" :
Comment as-tu fait finalement, mon bon maître, pour t’en rendre compte ? Pour prendre conscience que le but de la vie n’est rien d’autre que vivre, tout simplement ? Sentir chaque instant s’écouler, le monde nous porter, notre peau et nos sens s’émouvoir et palpiter, voilà le secret !
À travers Rosalie, le roman pose une question essentielle : un être humain, avec la complexité de sa conscience, peut-il réellement aspirer à cette innocence animale ? Ou son véritable courage réside-t-il justement dans l'acceptation de sa propre complexité, plutôt que dans une vaine tentative de la fuir ?
La conclusion du roman est aussi surprenante que métaphysique. Après une période de déclin physique, le voyage de Roberto le mène à une prise de conscience ultime, non pas dans le confort d'une vie accomplie, mais au seuil de sa propre mort. C'est à cet instant qu'il découvre la véritable nature du "bonheur infini".
Sa révélation est que ce bonheur est un état de pure conscience, où ses pensées et ses souvenirs persistent, détachés du monde physique. C'est l'accomplissement paradoxal de la citation de Romain Gary : ce n'est pas une vie terrestre éternellement joyeuse, mais la persistance de la conscience dans un "bon moment" contemplatif qui dure à l'infini. Cette fin audacieuse transforme la quête d'un bonheur terrestre en une méditation sur l'éternité, et offre le paradis ultime pour un écrivain : un état de pur regard, où la conscience et la mémoire deviennent la seule réalité.
Un bonheur infini déconstruit brillamment nos idées reçues. Il présente le bonheur non pas comme une destination à atteindre, mais comme un projet paradoxal, une quête intérieure à la fois active et contemplative. Ce roman nous rappelle que la joie se trouve moins dans les formules toutes faites que dans la capacité à vivre pleinement chaque instant, aussi simple soit-il.
Et si, comme le suggère audacieusement Seyfried, le véritable bonheur n'était pas une quête à mener durant la vie, mais l'état de conscience qui lui survit ?
KOURDE Yacine le 1 octobre 2025.
Publié également sur babelio et reddit
Extraits :
- "« D’accord, Slimane, tu as raison ». L’après-midi, je corrige mon premier jet du matin. On croit qu’on écrit toujours merveilleusement bien et quand on relit… Mamma mia che vergogna ! Un vrai travail à la bab ’llah !".
- "Un monde égoïste, égocentrique, égotiste et maladivement possessif dont le symbole pourrait tout à fait être le clignotant de nos voitures, cet instrument de moins en moins utilisé puisqu’il ne sert qu’aux autres."
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